Souleymane Jules Diop: Du Leumbeul au proletariat

Quelques jeunes filles sont devenues, depuis quelques semaines, le souffre-douleur de tout un pays. Nous avons rarement jeté la pierre aussi fort, comme si la morale de 11 millions de personnes avait subitement été mise en danger par quelques individus égarés. Qu’ont-elles fait ? Danser du lëmbël dans une boîte de nuit, et circonstance aggravante pour les caciques de la morale étatique, filmer leurs scènes.


Ont-elles pratiqué du sexe ? Non. Etaient-elles nues ? Non. Ont-elles agi publiquement ? Non. Mais le ministère public les poursuit pour pornographie, attentat à la pudeur, outrage aux bonnes mœurs. La fumisterie va jusque là. Le petit pagne, le lëmbël, inscrits en bonne place dans nos mœurs depuis très longtemps, sont devenus subitement obscènes et répréhensibles. Encore que, pour l’une d’elles, sans doute la tête de turc, Ndèye Guèye, la police est allée fouiner dans ses archives poussiéreuses, pour trouver des faits de prostitution. Et le pays a tout de suite oublié que chez les « Julofa » que le vénitien Cada-Mosto décrivait comme de grands ivrognes, la prostitution a toujours été pratiquée et légalisée.

Personne n’aurait souhaité voir son amie ou sa sœur dans de telles postures. Les images mettant en scène ces filles sont dégradantes, je l’avoue. Mais promenez-vous le soir, à partir de minuit, vers la Corniche. Vous y verrez de petites adolescentes en culotte courte faire de l’autostop. Sortez de là, allez vers la Sicap. Vous trouverez des dames, en grand boubou, vous proposer une passe. Si vous êtes d’accord, elles vous conduiront dans quelque maison close du Point-E ou de la Sicap que certains collaborateurs d’Abdoulaye Wade connaissent bien. Si vous n’êtes pas rassurés, elles vous diront « yaay bagn ». Ce qu’elles font est tout à fait légal. Elles n’ont besoin que d’un carnet de santé qui coûte 100 francs Cfa pour « pratiquer ».

Ce que ne pouvaient pas faire Ndèye Guèye et ses amies, puisqu’elles ne se prostituaient pas. Elles dansaient une danse connue de tous, dans des tenues qu’on peut voir partout, dans toutes les séances de « sabar » à travers le pays. Les pagnes qu’elles portaient sont vendus jusqu’en Europe, et font la réputation de « l’érotisme » sénégalais. « Ah, Allah, on pouvait apercevoir leurs slips », crient nos mollahs tropicaux, la barbe hérissée. Vous voulez voir des bikinis ? Allez visiter nos plages par ces temps de canicule. Vous y verrez de fines lamelles traverser quelques arrières velus, comme nous en rêvons. Nous sommes au pays de la « téranga ». Astahfiroulah ! A côté de la filmographie inconnue, « Gouddi town » est une série pour enfants, croyez-moi. Faut-il donc accabler quelques pauvres innocentes ?

Entendons-nous bien, chers lecteurs. Je ne défends pas l’indéfendable. Que la morale réprouve de tels actes me parait justifié. Qu’on les livre à la vindicte populaire me paraît excessif. Surtout que, du point de vue strictement pénal, il n’y a rien de condamnable dans ce qu’elles ont fait, et rien ne pouvait justifier leur détention. Mais avant d’être coupables, ces jeunes filles sont déjà coupées. Elles demandent pardon !

Le plus zélé des justiciers, Me Masokhna Kane, dit qu’il n’a pas plaidé « contre les danseuses ». Quel code criminel au monde condamne la danse ? Il veut surtout des sanctions contre ceux qui ont « organisé, filmé et commercialisé ». Organiser une danse, est-ce un crime ? Et le film n’a pas été commercialisé, il a été mis sur « youtube » et sur certains sites bien connus, et gratuitement ! Ceux qui ont commercialisé ce film, ce sont les petits bana-bana de Sandaga, qui ont trouvé un gagne-pain en ce mois béni de ramadan où tous les prix flambent. A l’heure du libéralisme de « buujuman » prôné par Abdoulaye Wade, ils ont fait preuve de génie. Ils ont répondu à une demande du « marché ».

Tous les soirs, les « jeûneurs » en achètent pour accompagner leur « Ndogou » festif. Ce ne sont quand même pas les chrétiens et quelques « voyeurs » véreux qu’il faut accuser. Ce sont des sénégalais de tout bord, de toute confession qui achètent et visionnent ces « corps métrages ». Les plus indulgents pensent que ceux qui sont à blâmer sont les « toubabs » qui sont venus filmer nos « obscénités » : « nous avons nos pratiques obscènes, mais ne les filmez pas pour les montrer au monde. » C’est vous dire jusqu’à quelle hauteur on peut s’élever dans l’hypocrisie. Nous faisons montre de la même hypocrisie face à tous les interdits de l’islam. Un ami brasseur me disait que s’il n’y avait que les chrétiens qui buvaient de l’alcool au Sénégal, cela voudrait dire que chaque chrétien boit en moyenne 24 caisses de bière par jour. Les bouilloires remplies « d’eau jaune » ont toujours côtoyé les nattes de prière dans les cours maraboutiques.

Si nous n’y prenons garde, quelques groupuscules religieux, appelés en renfort pour se constituer partie civile, vont s’emparer de cette affaire pour en faire leur propre victoire. Depuis des années, ils cherchent l’occasion de prendre les commandes de la morale sociale. Il y a quelques mois, des éditeurs d’une presse « pornographique » supposée ont été condamnés et jetés en prison. Si nous laissons nos barbus déterminer le juste et l’injuste, et soumettre la justice républicaine à leur morale, ils viendront un jour exiger la burqa à nos femmes. Certaines confréries ont tellement compris la menace, qu’elles demandent de calmer le jeu. Leur logique est tout aussi contradictoire. C’est la société qui est à blâmer. Mais la société, c’est personne !

Nous sommes un pays singulier. On y pratique la prostitution, les danses les plus provocantes dans des séances publiques, mais une femme peut se faire lyncher parce qu’elle porte une mini-jupe. Nous méconnaissons notre propre histoire. Mamadou Dia, un des pères fondateurs de cette République, est devenu impopulaire quand il a commencé à pourchasser les prostituées de Dakar pour leur raser le crane. Toute une génération s’est liguée contre lui, et il est tombé en disgrâce. Demandez aux jeunes femmes de la génération 60 ce qu’elles ont retenu de l’ancien président du Conseil. Elles vous parleront de l’homme qui arrêtait les prostituées, et qui voulait fermer les bars. C’est en ce moment précis de notre histoire, que nous avons choisi le chemin de la débauche et de l’hypocrisie sociale.

L’islam en haut, les orgies en bas. Ce qui a changé, c’est que la culture populaire s’est mise à l’heure des Nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il y a quelques années, Pape Daouda Sow a payé le lourd tribut, parce qu’il aurait fait de la « presse pornographique ». Son journal se vendait à un million d’exemplaires chez « le peuple », et c’est ce même peuple qui l’a condamné, figurez-vous. La paupérisation de la culture ambiante, sa vulgarisation, a une date de naissance. Nous avons consacré Tio Mbaye et Mbaye Dièye Faye. Ce sont eux qui ont donné au Lëmbël prolétariat ses lettres de noblesse.

Ce ne sont donc pas quelques filles qu’il faut blâmer, pour se faire bonne conscience. Elles n’ont rien inventé. C’est toute la société qu’il faut mettre au banc des accusés. C’est elle qui est malade, et qui ne veut pas faire son diagnostic.

Les conditions dans lesquelles cette affaire a été portée au-devant de l’opinion sont d’ailleurs suspectes. Contrairement à ce qui a été avancé, il n’y a jamais eu constitution de partie civile. Quel mal des filles enfermées dans une boîte de nuit pour danser peuvent-elles faire à des maîtres d’école coranique ? Quel consommateur peut être lésé par des « danseurs », au point de se constituer partie civile ? Même le Dj de la soirée prend une peine, « parce qu’il n’a pas arrêté le sabar ». Masokhna Kane, qui s’agite au nom des consommateurs, n’a jamais été mandaté par un consommateur, et aurait sans doute mieux fait de parler des prix qui flambent. La procédure a été enclenchée par une plainte.

C’est une des filles présentes dans le clip qui a déposé une plainte, parce que jamais, dans le contrat qui les liait aux organisateurs du concours, il n’a été question de filmer, encore moins commercialiser le film. C’est vous dire qu’elles sont les premières victimes de cette « mondialisation ». La plainte dormait depuis deux mois, et aucune autorité n’avait jugé utile de poursuivre. De la position de plaignante, elle s’est retrouvée au banc des accusés. C’est quand l’affaire a pris des dimensions internationales, que les autorités ont demandé au directeur de la police judiciaire, le même Assane Ndoye, d’arrêter ces filles. Sans doute pour faire plaisir à quelques donateurs arabes.

On trouve au peuple un bon exutoire. Il va oublier ses misères, sa souffrance, ses gouvernants, pour jeter la pierre à quelques femmes pêcheresses. Ce que les sénateurs d’Abdoulaye Wade ont fait est-il plus acceptable ? Est-il moralement plus acceptable de fêter des «nommés » le jour de la commémoration de la mort des 2000 pauvres victimes du Joola ?

Souleymane Jules Diop - Lignes ennemies

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