Emigration clandestine: Qui sont ces jeunes qui partent ?

Pourquoi les jeunes des quartiers populaires, pour la plupart d'entre eux, ont-ils décidé, brusquement, d'em barquer dans des pirogues qui remontent la côte Atlantique jusqu'aux Îles Canaries ? Quel est le profil des jeunes qui partent ?

A ces questions qui taraudent les esprits, depuis le déclenchement, sans précédent, de l'émigration clandestine via les pirogues, le Mouvement citoyen, en partenariat avec l'Ambassade des Pays- Bas au Sénégal, y a apporté des réponses précises. Elles sont contenues dans une étude: «l'Emigration profil des candidats», menée dans les différents sites de Mbour, Cayar, Yarakh et Guett Ndar, zone privilégiée de départ vers l'Espagne.


L'enquête est effectuée par le bureau des jeunes du Mouvement citoyen, composé essentiellement d'étudiants, sous la direc tion de l'historienne Penda Mbow, présiden te dudit Mouvement, et de M. Moustapha Tamba, sociologue, tous deux enseignants à l'Université de Dakar. Elle s'est déroulée du 18 au 24 septembre 2006 à Mbour, Cayar, Yarakh et Guett Ndar. 200 question naires ont été distribués, en raison de 50 par site, aux candidats à l'émigration.

En plus de quinze guides d'entretien adressés aux candidats, aux personnes rapatriées et autres personnes ressources. Cette étude permet de mieux comprendre ce nouveau fléau de l'émigration auquel le Sénégal est confronté.Pour avoir le maximum d'informations sur les candidats à l'émigration, les enquêteurs ont effectué leurs répartitions selon les sexes, les revenus par famille, les revenus par candidat, la tranche d'âge, la situation matrimoniale, le type de famille, la taille de la famille, notamment.

La lecture du tableau consacré à la réparti tion des candidats selon le sexe montre que 96% sont des hommes. Les jeunes appartenant à la tranche d'âge de 20-29 ans sont les plus nombreux et représentent 59% de l'échantillon. Les candidats qui ont entre 20 et 39 ans représentent 96,5% des sujets de l'enquête. Les célibataires repré sentent 66% de la population-cible, les mariés font 33% et les divorcés 1%.

59,5% des familles des candidats sont polygames alors que les familles mono games représentent 40,5%. Les aînés, appelés en Afrique à relayer leurs parents dans les charges familiales, constituent 37% des candidats à l'émigration. Tandis que les cadets représentent 17,5% et les autres 45%.

Au-delà de ces considérations strictement familiales, l'étude révèle, comme on pou. vait s'y attendre, que le niveau de vie des candidats à l'émigration est un facteur déterminant. Ainsi, 83% des candidats ne disposent d'aucune source de revenus.

Dans les zones côtières, cela pourrait se justifier par la raréfaction des ressources halieutiques... 38,5 % des familles des émi grés ont un revenu mensuel qui ne dépas se pas 50 000 Fcfa. 34,5% des familles ont un revenu mensuel compris entre 50 et 99 000 Fcfa.

Seuls 27% de familles d'émigrants clandestins ont un revenu mensuel dépas sant 100 000 Fcfa. Ce qui veut dire en clair que 73% des familles d'émigrants clandestins ne gagnent pas 100 000 Fcfa par mois. Un déséquilibre ostensible entre le revenu et la taille de la famille, si on sait que 60% de celles-ci sont composées de plus de 10 per sonnes.

Ces conditions, associées à la raré faction des ressources halieutiques et la crise du secteur agricole, font de cette couche pauvre une proie facile pour l'émigration.

C'est sans doute pourquoi les causes économiques qui ont poussé les jeunes à prendre la mer occupent une place importante dans l'étude. D'autres causes historiques, politiques, démographiques, sociales, culturelles y sont aussi évoquées. Néanmoins, il ressort de la répartition des individus selon le nombre de repas par jour que 82% des candidats à l'émigration assu rent les trois repas quotidiens. Ce qui montre que les besoins alimentaires ne poussent pas à embarquer dans les pirogues. Les véritables raisons de l'émigra tion clandestine sont donc à chercher dans la satisfaction des besoins secondaires, mais fondamentaux, pour éviter la mort sociale.

L'émigration en question
L'émigration clandestine est un vaste réseau où interagissent divers acteurs pour rendre le voyage possible. Les entretiens avec les candidats rapatriés d'Espagne ont permis aux enquêteurs de pénétrer ce monde souterrain.

Il y a le promoteur qui est le cerveau du voyage. C'est lui qui met sur pied le projet. Il peut démarrer sans argent en sous-trai tant avec le propriétaire d'une grande pirogue, pour ensuite recruter les candidats à l'émigration qui, pour la plupart, accep tent les conditions. L'argent de ces derniers servira à acheter la pirogue et toute la logistique requise. Le promoteur travaille avec un coordonnateur qui fait office d'in terface avec les candidats.

D'autres facilitateurs interviennent aussi, des amis, des voisins du promoteur qui jouent le rôle d'agents de propagande ou de recrutement. Certains font office de cour tier moyennant une somme de 100 000 Fcfa pour chaque client recruté ou, parfois, une réduction du prix du billet s'ils sont eux-mêmes candidats à l'émigration. Le capitai ne passeur est le commandant de bord du « locco » (grosse embarcation).

C'est un pêcheur qui a, généralement, une expérien ce avérée en matière de navigation. Il loue ses services moyennant un voyage gratuit et une somme d'argent qu'il négocie avec le promoteur. Il est assisté à bord par d'autres pêcheurs qui se chargent, entre autres, de la gestion du GPS ou du compas, de l'assis tance des candidats, notamment au moment de la défécation.

De l'habileté du capitaine dépend en gran de partie le succès du voyage. Quant au voyageur, les études ont montré qu'il débourse 500 000 Fcfa en moyenne. Ce coût varie entre 200 et 800 000 Fcfa. Les sources financières du voyageur sont diverses. Elles peuvent être d'origine personnelle, associa tive, familiale ou juste un emprunt.

Le candidat à l'émigration appartient à des catégories sociales différentes allant des jeunes des quartiers populaires, sans quali fication professionnelle, aux jeunes pêcheurs et/ou manœuvres, domestiques de maison, en passant par le monde du petit métier (vendeur, cireur, laveur de voi tures, etc) et les artisans. Les ouvriers déflatés, les recalés de l'école, les étudiants cartouchards, les petits fonctionnaires (volontaires et vacataires de l'éducation), les jeunes ruraux, les militaires libérés, les étrangers de la sous-région ouest africaine, etc., font aussi partie du lot. Ces voyageurs bénéficient généralement de la complicité et du soutien de tous ordres des parents.

Enfin le voyage!
Avant l'embarquement, le promoteur assure la logistique: une pirogue acquise à hau teur de 7 à 8 millions de Fcfa et mesurant généralement entre 15 et 27 m de long et 5 à 6 m de large.

La pirogue est équipée d'un moteur neuf dont le prix est estimé entre 2 à 2,5 millions et d'un autre moteur d'occa sion coûtant entre 800 000 et 1 million de francs Cfa. Sans oublier 3 mille litres d'es sence, et le matériel de communication dont deux GPS en raison de 200 mille francs l'unité. Toutes les dépenses peuvent aller jusqu'à 15 millions de francs, mais le bénéfice est considérable et peut s'élever à plusieurs millions de francs.

L'embarquement se fait la nuit à l'abri de tout soupçon. Un peu avant, les voyageurs sénégalais détruisent leur passeport et autres documents d'identification, afin de pouvoir bénéficier de l'asile politique, une fois en Espagne. C'est après cela qu'ils ral­lient les « loccos » par le biais de petites embarcations motorisées.

La traversée proprement dite peut durer entre 5 et 11 jours, selon le point de départ et la destination. Selon les témoignages des sujets de l'enquête, la pirogue se trans forme alors en une petite communauté de voyageurs clandestins réunis par la circons tance et qui partagent le même sentiment: l'espoir d'arriver, à bon port, dans des lieux plus cléments.

Dès lors, tout ce qui peut concourir à garan tir un voyage réussi est une recette précieu se. C'est ainsi qu'une division du travail s'opère dans la pirogue. Le « capitaine» de bord est assisté par d'autres pêcheurs et se charge de la gestion du GPS en indiquant la bonne direction toutes les quinze minutes, tout en communiquant la distance qui reste à parcourir. En outre, ils galvanisent les candidats timorés en les rassurant. D'autres candidats à bord s'occupent respectivement de la cuisine et de l'assistance psycholo­gique des passagers.

Au cours du voyage, des morts sont enre gistrées dans certaines pirogues. Après les toilettes et prières mortuaires, le mort est jeté dans la mer. Mais, le nombre de morts constitue toujours dans cette affaire une zone d'ombre, les témoignages des resca pés restant l'unique source d'information sur l'ampleur de ce drame.

On sait ainsi que la fréquence des morts était telle qu'il ne se passait pas une semai ne sans que les flots ne rejettent des dizaines de cadavres le long des côtes. La Croix-Rouge espagnole avait dénombré plus de 1 500 jeunes subsahariens engloutis, en trois mois, dans les eaux de l'Atlantique qui séparent la côte ouest africaine des Canaries.

Le mal de mer, des problèmes techniques, souvent des moteurs, le fracassement des pirogues sont souvent à l'origine des morts. Parmi les rescapés, on trouve presque tou jours de nombreux cas de dépression.

Source: Nouvel Horizon

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