Comme si nous étions vraiment amnésiques !

Le Pr Iba Der Thiam, premier vice-président de l’Assemblée nationale et coordonnateur de la Cap 21, a déposé, sur la table du président Macky Sall, une "demande de création d’une commission d’enquête parlementaire, pour savoir pourquoi la 2e licence de téléphonie mobile a-t-elle été bradée à vil prix, soit 2 000 fois moins que la troisième" (je ne suis pour rien dans l’inversion du sujet : j’ai exactement cité, du moins le journal).

Cet exercice est destiné, selon l’illustre professeur, à "faire toute la lumière sur une opération nébuleuse, dont l’opinion vient d’être informée, pour la première fois, de manière publique"[1].

Que l’on me comprenne bien : je ne conteste pas au coordonnateur de la Cap 21 et à ses amis le droit de croire que, dans l’Assemblée dite de rupture élue le 3 juin 2007, l’initiative se réduit exclusivement à des flots de commissions d’enquêtes parlementaires et de questions orales. M. Thiam a donc tout le loisir de proposer une commission, une de plus, pour "faire toute la lumière sur cette opération ténébreuse" que constitue, à ses yeux, l’attribution de la 2e licence de téléphonie mobile à Sentel. Là où le bât blesse, cependant, c’est quand l’illustre professeur veut nous faire croire que "l’opinion vient d’être informée, pour la première fois, de manière publique", de cette "opération ténébreuse".

Je comprends de plus en plus pourquoi Me Wade et ses "cuillères" zélées ne se gênent plus, le moins du monde, à déclarer et à faire n’importe quoi : ils sont sûrs désormais de notre amnésie totale. Sinon, comment le Pr Iba Der Thiam peut-il se permettre d’affirmer que "l’opinion publique vient d’être informée, pour la première fois, de manière publique", de l’opération d’attribution de la 2e licence de téléphonie mobile à Sentel ? Cet éminent professeur d’histoire ne me reprochera sûrement pas de le renvoyer à des sources, des sources irréfutables.

Dans le communiqué du Conseil des Ministres du 12 octobre 2000, repris par Le Soleil des 14 et 15 octobre de la même année, il est écrit exactement ce qui suit : "A propos de Sentel, le Chef de l’Etat a déclaré que la licence d’exploitation Gsm lui a été définitivement retirée pour non respect des clauses du contrat et après une procédure régulière de mise en demeure non suivie d’effet. Ainsi, la deuxième licence retirée à la Sentel fera l’objet d’un appel d’offres international, dans la transparence et dans le respect de la défense des intérêts du Sénégal."

Cette décision sera confirmée par le Ministre de la Culture et de la Communication de l’époque (Mamadou Diop Decroix) dans une rencontre avec la presse le 16 octobre 2000 (Soleil du 17 octobre de la même année, p. 24). Le Ministre Diop s’exprima alors en ces termes : "Cette licence accordée le 3 juillet 1998 à la Sentel pour l’exploitation d’un réseau public de radio téléphonie mobile (Gsm) a été retirée le 29 septembre 2000, suite à de nombreuses défaillances relevées dans l’application de la convention qui liait cette société à l’Etat du Sénégal.

Cette licence sera mise en vente aux enchères à l’intention d’un repreneur et la Sentel pourra elle-même se porter candidate à nouveau si elle le désire, sur la base du cahier des charges qui sera défini par un prochain appel d’offres."

Le Pr Thiam pouvait, je le lui concède, ne pas être au courant du communiqué du Conseil des Ministres du 12 octobre et de la conférence de presse du Ministre Diop Decroix du surlendemain, ainsi que de tous les commentaires qui ont suivi, notamment à propos de ce fameux franc symbolique. Il ne pouvait pas ignorer, cependant, ses propres activités. Dans une contribution publiée au Soleil du 2 novembre 2000, page 19, le défenseur zélé de la gouvernance de Me Wade déclare, à la suite de la suspension de la licence attribuée à Sentel : "Oui, la situation dont Alizé a jusque-là bénéficié doit, elle aussi, être obligatoirement revue.

Comment peut-on continuer d’accepter qu’une société qui affiche 58 milliards de francs de bénéfice continue de ne disposer de sa licence de téléphonie mobile qu’au franc symbolique ? Ne fût-ce que pour respecter le parallélisme des formes, ce qui s’est passé avec Sentel ne peut avoir de sens qu’à la condition d’être appliqué à tous ses concurrents."

Et notre professeur, qui avait vraiment raison cette fois-ci, allait encore plus loin dans sa contribution, en évoquant fort justement le cas choquant de la Compagnie sucrière sénégalaise (Css). "La nouvelle option du gouvernement, écrivait-il, ne peut pas ne pas s’intéresser au cas de la Css". Il se demande ensuite pourquoi le gouvernement du Sénégal a accepté de signer des documents (avenants, conventions d’établissement, protocoles d’accord, etc) qui "excluent les nationaux d’un des secteurs les plus rentables de notre économie, pénalisent les consommateurs sénégalais depuis 30 ans et défient toute logique économique, au nom de la défense, nous dit-on, de 7 à 8 000 emplois ?".

Notre professeur, se faisant plus tranchant encore, poursuivait : "Eh bien, si le gouvernement avait calculé ce qu’il a perdu en 30 années, il se rendrait assurément compte qu’il pourrait, avec le total obtenu, se doter à l’heure actuelle, de plusieurs Css et gagnerait encore au change. L’excellent ministre de l’Economie et des Finances, M. Mamoudou Touré l’avait admirablement démontré."

Nous savons que le coordonnateur de la Cap 21 y va à fond et sans discernement quand il s’agit de défendre son incomparable champion. Cependant, il nous pose réellement problème lorsqu’il s’emploie, après ce qui précède, à nous faire découvrir, pour la première fois et de manière publique, sept longues années après, "cette opération ténébreuse" de la 2e licence attribuée à Sentel en 1998. Il s’empresse d’ailleurs de prendre pour prétexte cette opération pour nous proposer une de ces innombrables commissions d’enquêtes parlementaires dont il a le secret. Il devrait pourtant avoir des scrupules à prendre cette initiative, après le show dont le président de la République nous a ‘gratifié’, lors du Conseil des ministres du jeudi 13 septembre 2007.

Sa commission, si toutefois il la maintient, devrait plutôt nous faire la lumière sur la "face cachée du jeu de Wade" tout au long du processus d’attribution de la troisième licence de téléphonie mobile. L’Agence de régulation des télécommunications et des postes (Artp) n’y a manifestement pas joué un rôle significatif : il a été mené de bout en bout par Me Wade et les fils à papa que sont Karim Wade et Thierno Ousmane Sy. Point de doute désormais sur cette certitude, après l’exposé de 13 minutes du second nommé, devant le Conseil des ministres de jeudi dernier.

La commission du Pr Thiam aurait bien plus d’intérêt à dissiper les sérieuses suspicions qui envahissent chaque contribuable Sénégalais. Les négociateurs de la troisième licence de téléphonie mobile peuvent-ils nous jurer, la main sur le cœur, que Sudatel ne décaissera que 100 milliards de francs Cfa ? Deux, trois, quatre milliards supplémentaires ou plus n’iront-ils pas garnir quelques comptes bancaires ouverts à Nicosie ou ailleurs dans un autre paradis fiscal ? Au lieu de nous ramener sept ans en arrière, la commission de M. Thiam devrait plutôt nous aider à répondre d’abord à ces questions-là.

Ensuite, pourquoi attendre sept longues années pour proposer une commission sur l’attribution de la deuxième licence à Sentel ? Comme si on ne savait rien, comme si on venait de tout découvrir alors que, pourtant, tout était sur la place publique. Contrairement à ce qu’a voulu nous faire croire le coordonnateur de la Cap 21. Pendant qu’on y est, et l’occasion faisant le larron : si la commission de notre cher professeur nous éclairait sur les résultats de la décision du Conseil des ministres du 12 octobre 2000 de retirer à Sentel la licence qui lui a été attribuée en 1998 ! Qu’en est-il de l’appel d’offres international alors annoncé ?

A-t-il été lancé ? Dans quels organes de presse ? Le dépouillement a-t-il eu lieu ? Quand, où et par quelles personnes morales ou physiques ? Pour ce qui me concerne en tout cas je n’ai, à l’époque, rencontré nulle part trace de cet appel d’offres, ni jamais entendu parler du dépouillement. Comment la licence est-elle alors retombée entre les mains de Sentel ? Qu’a-t-il réellement fait pour retrouver ce privilège ? Ne l’aurait-on pas astreint au "salut mouride", un "salut mouride" particulièrement consistant ?

Voilà des questions qui ont été jusqu’ici laissées dans l’ombre, et qui méritent pourtant manifestement que des réponses claires y soient apportées ! Répondons-y d’abord, avant de passer à la troisième licence ! Le long et lourd silence qui a suivi la décision du Conseil des ministres du 12 octobre est suspect, très suspect. Je reste convaincu, jusqu’à preuve du contraire, qu’il y a une grosse anguille profondément cachée sous le retrait de la deuxième licence de Sentel, le 29 septembre 2000.

Qu’on cesse donc de nous rabâcher les oreilles avec des questions orales et des commissions d’enquêtes parlementaires de circonstance ! La gouvernance libérale, opaque et meurtrie, est jalonnée d’affaires et de scandales de toutes sortes, tous gravissimes. Ils peuvent faire l’objet de mille questions orales et de mille commissions d’enquêtes parlementaires. Le moins grave d’entre eux, il faut toujours le rappeler, peut être, est motif à destitution pour forfaitures dans les grandes démocraties. L’ancien Premier ministre français, Dominique de Villepin, risque aujourd’hui jusqu’à la prison pour une affaire qui, devant les 7,5 milliards de Taïwan ou le "Protocole de Rebeuss", est une vraie peccadille.

Mody Niang - Walfy Fadjri

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