Youssou Ndour: Si je deviens chef d'Etat, les gens vont manger des pierres

D'ordinaire réservé, le chanteur sénégalais affiche sa ferveur religieuse dans son nouvel album. Il veut faire découvrir l'islam de son pays, qui reste un modèle de tolérance, malgré la montée des tensions internationales.

Courrier international : Dans votre nouvel album, vous affirmez votre foi musulmane et vous rendez hommage à la confrérie mouride à laquelle vous appartenez. Pourquoi ce soudain souci d'afficher votre identité religieuse ?
Youssou Ndour : - Quand on parle de religion musulmane, les gens pensent aux Arabes, mais c'est une religion du monde entier et elle est pratiquée d'une manière tout à fait normale, chez nous, au Sénégal.

C.I : Avez-vous aussi la volonté de faire découvrir un Islam de tolérance ?
Y.N : -Cet album, "Egypte", je l'ai commencé en 1998 et je l'ai fini en 2000. Ce n'est pas une réponse aux événements tragiques du 11 septembre. Je pense que l'Islam a besoin d'utiliser des créneaux tels que la musique ou le cinéma pour se faire mieux comprendre. Associer l'islam au terrorisme c'est injuste. Dans tout mouvement, il y a des extrémistes; ces gens là représentent une minorité.

C.I : -L'Islam a-t-il eu une grande importance dans votre formation ?
Y.N : -Je suis allé à l'école coranique. Je connais les bases pour prier, pour pratiquer. Cette religion est tellement bien introduite chez nous qu'elle est mélangée avec la culture. Chaque jour, on la sent dans tout ce qu'on fait. Beaucoup de gens me disent depuis longtemps que, quand je chante, ils entendent le muezzin. Quelque part, c'est le mélange de la religion et de la culture que l'on ressent en étant sénégalais.

C. I : -Beaucoup de pays africains sombrent dans le chaos. A contrario, notre pays donne l'impression de mieux s'en sortir. Y-a-t-il un modèle sénégalais ?
Y.N : -Quand je discutais avec ma grand-mère, elle me disait que notre pays a toujours connu une forme de démocratie, autour du baobab. Au Sénégal, nous avons des contre pouvoirs, avec les chefs religieux, les guides des mourides ou des tidjanes [les deux grandes confréries musulmanes du Sénégal]. D'autre part, nous avons compris que la diversité des langues et des traditions n'est pas un obstacle, mais une richesse. Quand les Occidentaux sont partis d'Afrique, ils ont laissé le pouvoir à des gens en qui ils avaient confiance, comme le président Senghor. Après, dans les années 80, cette démocratie promue par les Occidentaux n'était plus en adéquation avec ceux qu'ils avaient laissé au pouvoir. La majorité des gens se disaient : "La démocratie, c'est quoi ? C'est prendre le pouvoir tout de suite quand on est les plus nombreux". Et, forcément, il y a eu des dérapages graves : ça, c'est une responsabilité de l'Occident.

C.I : -Depuis l'élection d'Abdoulaye Wade en 2000, le président du Sénégal est mouride. Certains observateurs craignent à long terme des affrontements entre les tidjanes et les mourides pour le contrôle du pouvoir. Etes-vous préoccupé ?
Y. N : -Non, ça ne m'inquiète pas du tout. L'exemple du président Léopold Sédar Senghor [Chef de l'Etat de 1960 à 1980] est extraordinaire ; c'était d'abord un chrétien, mais son plus grand soutien était le grand marabout mouride. Nous vivons en harmonie. Les musulmans et les chrétiens partagent les mêmes cimetières. Par ailleurs, nous avons des élections démocratiques. On ne peut pas interdire à un président d'afficher son appartenance à une confrérie. L'affirmation de son identité religieuse ne signifie pas que l'on ne respecte pas les autres, bien au contraire.
C.I : -Quand le président Wade a fait bénir à Touba [ville sainte des mourides] les candidats de son parti aux élections législatives, il a provoqué la colère des autres confréries musulmanes et des chrétiens. L'Etat laïc est-il menacé ?
Y. N : -Le président Wade a affirmé son appartenance, mais il reste le président de tous les Sénégalais. Il s'est rendu récemment à Tivouavane, la ville sainte des tidjanes. Abdoulaye Wade sait qu'il faut respecter l'équilibre. D'ailleurs, beaucoup de gens pensent que les Tidjianes sont plus nombreux que les mourides, même si l'on parle beaucoup moins d'eux. En outre, nous sommes tous parents. Par exemple, ma mère est tidjane, mon père est mouride. Donc, dans chaque famille, les différentes confréries sont représentées.

C.I : - Vous n'êtes pas tenté par la politique ? Youssou N'Dour sera-t-il un jour président ?
Y.N : -Je ne pense pas. Je peux être beaucoup plus utile là où je suis, avec ma passion. D'ailleurs, je me vois mal président. Je ne connais rien à l'économie... Si je deviens chef de l'Etat, les gens vont manger des pierres. On m'a proposé très souvent de faire de la politique, mais j'ai toujours été neutre, parce que ma musique est partagée par toutes les couleurs... C'est plus important, c'est au-delà même de la politique.

C.I : - Vous vivez à Dakar. Depuis l'Afrique noire musulmane, comment sont perçus les discours sur le choc des civilisations ? Avec la guerre en Irak constatez-vous une radicalisation de la jeunesse ?
Y.N : - Je suis contre la guerre, je suis contre le terrorisme. Il n'en reste pas moins que ce qui se passe en Palestine est choquant. Dans la bouche des gens à Dakar, le "Pourquoi ?" revient tout le temps. Les Sénégalais se demandent pourquoi tout cela ne se règle pas. Pourquoi les Nations unies ont aussi peu de poids. Tout cela entraîne des haines, des incompréhensions et des visions du monde assez violentes. Les Sénégalais commencent à dire : "Voilà encore les Américains ! " Ce n'est pas le peuple d'Amérique qui est comme ça, ce sont ses dirigeants qui incarnent une politique déséquilibrée. Une politique dominée par la logique des armes, de l'argent et du pétrole. Et nous, les peuples du Sud, nous sommes les pauvres. Heureusement que nous sommes plus riches culturellement. Malgré la pauvreté, les gens, tu le vois à Dakar, ont le sourire et sont solidaires ; ça, c'est très fort.

C.I : -Aujourd'hui, beaucoup de jeunes à Dakar se réclament de Ben Laden. Comment expliquer un tel phénomène ?
Y.N : -C'est une image. Les gens ne connaissent pas très bien Ben Laden. Ils ne sont pas violents. Ils voient au-delà même de cette personne d'autres symboles. Les Américains se moquent du monde avec des images terribles de torture, c'est atroce. Les gens du Sud aussi ont le droit de se moquer d'eux. Un jeune qui porte un tee-shirt Ben Laden à Dakar, c'est aussi une manière de rendre la pareille.

C.I : -Vous n'avez pas peur d'une radicalisation d'une partie des jeunes, comme au Maroc ?
Y.N : - Sincèrement, je ne le sens pas au Sénégal. L'agressivité verbale est bien là. Mais je ne pense pas que l'on aille au-delà. Je pense que le Sénégal reste et restera une terre de tolérance, parce que la culture est très forte.

CI : Dans votre album, vous faites beaucoup de références au mouridisme. Qu'est-ce qui fait la particularité de cette confrérie ?
YN : C'est une confrérie, fondée par Cheik Amadou Bamba. En plus d'être un guide pour l'islam, il a aussi résisté à la colonisation qui ne voulait pas que l'islam devienne la religion du Sénégal. Ce qui fait la particularité du mouride, c'est d'être très solidaire, très travailleur.

CI : Comment expliquer le développement aussi spectaculaire du mouridisme ?
YN : D'abord, le credo du mouridisme, c'est le travail. Les mourides sont des travailleurs solidaires qui ont su faire de Touba [ville sainte des mourides, fondée par Cheik Amadou Bamba, elle compte près de 1 million d'habitants] une ville prospère. Et on les voit en Italie ou à New York, ils incarnent le mouridisme, ils le vivent. Le mouridisme est arrivé à un moment où les richesses, qui étaient détenues par une certaine classe, furent partagées avec les "modou modou" [commerçants]. Les "modou modou" détiennent une partie de l'économie. Un équilibrage économique est intervenu grâce à eux. Ils vivent à l'étranger et ils envoient beaucoup d'argent. A Touba, grâce à leur argent, on peut construire énormément.

CI : Vous-même, vous n'êtes pas seulement un artiste. Vous êtes aussi un homme d'affaires et même un patron de presse ? Votre intérêt pour l'économie est-il la conséquence de votre mouridisme ?
YN : Au Sénégal, je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il n'y a que les mourides qui s'intéressent à l'économie. Les autres confréries jouent aussi leur rôle. Comme j'ai un succès international et que j'habite au Sénégal, je trouve normal de ramener une partie de cet argent dans mon pays pour que le peuple puisse en profiter. C'est la meilleure manière de créer des emplois, de lutter contre le chômage. J'ai des infrastructures, un studio d'enregistrement, un club, un label de disques, une radio et un quotidien, L'Observateur [www.lobservateur.sn], qui donne la parole au peuple. Plus de 140 salariés.

CI : Pourquoi êtes-vous l'une des rares célébrités à continuer à travailler autant sur votre continent d'origine ?
YN : Simplement parce que je ne connais que l'Afrique. J'y suis né et j'y ai grandi. Je pense que les habitudes sont des choses que l'on partage avec les gens. Des fois, on se sent un tout petit peu quelqu'un, avec une mission, et on doit accepter ou porter beaucoup d'autres choses, qui font qu'il y a un investissement humain ou intellectuel très fort. J'ai une chance aussi, si j'en ai un peu marre. Je fais une tournée de cinq semaines aux Etats-Unis, rien qu'avec les musiciens. Prendre du recul, ça me fait du bien. Et au bout de cinq semaines, j'ai envie de retourner dans la machine orale.

CI : Pourquoi l'investissement dans la presse, a priori ce n'est pas le secteur qui rapporte le plus en Afrique ?
YN : La presse joue un rôle très important en Afrique, parce qu'il y a beaucoup de conflits, beaucoup d'incompréhensions. Il faut tendre le micro à des gens qui n'ont pas toujours la chance d'être écoutés : c'est pourquoi la presse m'intéresse. Et c'est une manière d'anticiper, de participer à quelque chose de très fort qu'on a au Sénégal : la paix, la concorde. Au Sénégal, il y a beaucoup de langues, d'ethnies. Donc, si la presse joue son rôle comme il faut, si elle est équilibrée, cela peut aider à ce que ces acquis soient toujours là.

CI : Que pensez-vous du succès des nouveaux groupes sénégalais, notamment Daara J?
YN : Je pense que cette génération d'artistes a tout pour aller plus loin. Ils ont la chance d'avoir un rythme, un concept universel qui est le rap ou le ragga. Et, à travers ce concept universel, ils peuvent programmer des choses de l'Afrique sans que cela gêne qui que ce soit en Afrique ou aux Etats-Unis. Ensuite, il s'agit de problèmes de langue, de mélodie. Chez nous, c'est différent. Notre rythme, notre style ne sont pas standard. Ils n'ont donc pas la possibilité de devenir des tubes ou des chansons populaires en Occident. Ces jeunes-là, ils partagent l'univers du rap mondial, ils partagent ce hip-hop, ce beat musical qui est un langage universel. A Dakar, il y a plus de 1 500 groupes de rap.

CI : Mais les artistes africains ont du mal à vivre. N'y a-t-il pas un problème économique difficile à résoudre ?
YN : Personnellement, j'ai pour conviction qu'il est nécessaire de créer nos maisons de disques et nos labels en Afrique. Que les artistes africains signent en Afrique. En vingt ans de carrière, j'ai travaillé avec trois maisons de disques. Aujourd'hui, je suis heureux de le faire avec la maison de disques Nonesuch. Mais ils ont juste une licence. Je suis le propre producteur de mon disque. Et le 8 juin, il sortira un peu partout dans le monde. Si ce disque marche économiquement, l'argent reviendra en Afrique. Il faut que les Africains arrêtent de dire : "Moi, je cherche une maison de disques chez les 'toubabs' [Blancs en wolof]".

C'est très important, parce que, s'ils signent en Afrique, ils seront compris. Or, pour gérer les gens, pour les aider, il faut les comprendre. En Occident, je trouve pas qu'on n'essaie pas de les comprendre. D'autre part, j'ai lancé l'idée d'une association professionnelle de musiciens africains, dont le siège sera à Brazzaville. Notre association va se battre pour lutter contre le piratage en Afrique. Le problème du piratage est toujours un problème de communication. Si on parvient à parler d'une seule voix, on peut le faire reculer.

CI : N'est-ce pas un combat perdu d'avance ?
YN : Il faut travailler ensemble, parler d'une seule voix, mettre la pression sur les politiques qui ne considèrent pas cette politique comme une priorité. Que des lois draconiennes soient votées, ça c'est la priorité, c'est clair.

CI : Pour l'instant, est-ce que ces lois existent ?
YN : La loi n'est pas encore robuste, c'est un combat en cours, simplement parce que le Bureau sénégalais des droits d'auteur est toujours entre les mains de l'Etat. C'est l'Etat qui nomme son conseil d'administration et sa direction. Nous voulons que l'on nous restitue ce Bureau.

CI : Vous pensez que ça peut changer rapidement ?
YN : Le président est interpellé. Moi, chaque fois que j'enai l'occasion, je lui en parle. Le Bureau sénégalais des droits d'auteur a déjà instauré des hologrammes. Sur chaque cassette normale, il y a un hologramme qui confirme qu'il s'agit bien d'un original. C'est un effort particulier.

CI : Pourquoi produisez-vous vous-même votre album ?
YN : C'est la deuxième fois. La première fois, c'était avec Not in vain et ça s'était très bien passé. On ne me pose pas de questions, je délivre le message et la musique que j'ai envie de délivrer.

CI : Donc, vous avez la maîtrise de ce que vous faites ?
YN : Ce n'est même pas par rapport aux histoires d'argent. Quand je réalise mon disque dans mon studio, l'ambiance est relax. Si j'en ai marre, je ferme le studio, je vais me coucher. Je rentre chez moi, manger un "thieboudjen" [riz au poisson en wolof]. Alors que, quand les producteurs sont là, t'es bloqué dans un studio. On te pousse vers des sons. Tout cela influe sur la musique. On ne respecte pas le rythme de l'artiste. Surtout quand il vient d'Afrique et qu'il va en Europe. Quand il est en Afrique, ce qu'il écoute là-bas, l'environnement, tout cela lui donne d'autres idées, même s'il s'agit de musique moderne.

Source: Courrier International

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