La mafia de l'eau

Consacré début juin par la « semaine du développement durable »,l’art de maquiller le pillage des ressources en bonne action se répand. Exemple au Sénégal, où Véolia (ex-Vivendi) fait main basse humanitaire sur le marché de l’assainissement de l’eau. Enquête.

COUPURES D’EAU et d’électricité pourrissent la vie des Dakarois. Dans la capitale sénégalaise, on l’a mauvaise contre la gestion des régies publiques et la vétusté des installations. Heureusement,l’ambassade de France a de quoi rassurer ses nostalgiques des colonies (c’est chez les « expatriés » au Sénégal que le FN a engrangé ses plus gros scores aux présidentielles de 2002) : les entreprises tricolores sont à ses yeux « le pilier du tissu économique sénégalais », Club Med et Accor pour le tourisme, Aventis pour la pharmacie, Bolloré pour le transport, France Télécom pour la téléphonie, Saur-Bouygues pour l’eau, Eiffage pour les travaux publics, Total pour les stations-service et la bière, Véolia (ex- Vivendi) pour l’environnement... Pour croître et prospérer encore, ce « pilier » a trouvé un bon terreau : le marketing humanitaire. Exemple à Fatick, une bourgade à 150 km au sud-est de Dakar. Un diagnostic de terrain révèle qu’ici « une partie de la population ne dispose que d’eau saumâtre, chargée de quantités excessives de sel et de fluor ». L’auteur du rapport ajoute : « La question de la gestion urbaine et de la salubrité est un véritable casse-tête. Les autorités municipales manquent de moyens pour faire face aux problèmes d’assainissement. » C’est là qu’intervient Véolia Waterforce, la « cellule humanitaire d’urgence » de la multinationale française. Avec le sauf-conduit de Macky Sall, maire de Fatick et dignitaire du PDS, le parti du président Wade, elle a créé pour seulement 43 millions de francs CFA (65 000 euros) un dispositif de « micro-crédits » pour « occuper le créneau de la lutte contre l’insalubrité ». Public visé : une centaine d’associations de femmes montées en GIE. Objectif : utiliser ce cheval de Troie pour décrocher de futurs marchés.

Car à Fatick les hasards du partenariat politico-financier font bien les choses. En 2002, Macky Sall occupait le poste de ministre de l’Énergie quand Vivendi fut écarté du rachat de la Senelec, la Société nationale d’électricité sénégalaise. Nommé Premier ministre en 2003, Macky Sall a revu sa copie en plaçant Véolia Waterforce sur « le volet du recyclage et de la valorisation des déchets », permettant au groupe de revenir par la petite porte. Contacté par CQFD à son retour du Niger, Thierry Vandevelde, directeur de Véolia Waterforce, assure d’un ton lisse qu’il s’agit simplement « d’un geste de solidarité. On n’attend aucun retour : tout le matériel est laissé sur place et il n’y a pas de contrat. Par contre, on insiste sur la création d’une commission de gestion pour le recouvrement des coûts d’investissement. » Pas folle l’abeille, donner c’est prêter... D’ailleurs le Crédit Mutuel veille au remboursement des petits prêts accordés aux femmes en période de soudure.

Avec Véolia, tout le monde en profite. Primo, les femmes sont cantonnées dans le micro-crédit tout en ramassant la merde des quartiers de Fatick. Secundo, le maire Macky Sall s’achète une clientèle électorale dévouée : les femmes bénéficiaires du projet sont toutes des militantes du PDS. Thierry Vandevelde s’en étonne : « Je n’ai jamais eu connaissance de ça ! » Il n’a pas dû lire ce rapport de bilan sur le projet de Fatick, rédigé il est vrai par une source indépendante, qui réclame « le changement de certains comportements comme le recours au clientélisme et aux pressions ». Ni le quotidien local, Le Soleil, qui titrait en 2004 : « Meeting du consortium de Fatick : les libérales réaffirment leur soutien à Macky Sall. » En réalité, Véolia Waterforce se contente d’enrober son offensive commerciale dans le papier-bonbon du « développement durable », manière de pallier l’absence de site d’implantation du groupe. C’est d’autant plus commode que ça ne lui coûte pas un rond, puisque la douloureuse revient aux usagers français. En effet, la loi Oudin-Santini - lequel André Santini a pour frère un certain Dominique, ancien directeur de l’immobilier de Vivendi - « autorise les agences de l’eau à conduire des actions de coopération internationale dans la limite de 1% de leur budget ». Ce « 1% humanitaire », c’est donc le cochon de payeur qui le règle rubis sur ongle.

Les agences de l’eau peuvent ainsi pomper la facture domestique pour financer les projets de « coopération » de Véolia Waterforce, avec le soutien de la Croix-Rouge, d’Action contre la faim, du Secours Catholique... Gratifiées d’une image bienfaitrice, ces structures consacrent le droit d’ingérence économique dans les pays du Sud. Mais au Sénégal comme ailleurs, les affaires de Véolia n’ont rien de philanthropique. Ses cadres se régalent en frais de resto à 50 000 francs CFA sur la corniche de Dakar pour fignoler le projet de Fatick, alors qu’un instituteur se débrouille avec 70 000 francs CFA par mois. « On offre simplement un mécénat de compétence pour un accompagnement dans la durée », se récrie Thierry Vandevelde. Mécénat ou mercenariat ? Pas sûr, en tout cas, que les appuis politiques dont jouit la multinationale dureront assez longtemps pour garantir ses retours sur investissements. La campagne électorale sénégalaise vient en effet de commencer très fort avec le saccage de la maison de Macky Sall, le 28 mai dernier, et l’arrestation de vingt-six de ses opposants... Un petit coup d’« assainissement », là aussi ?

Pour les trusts de l’eau, le profit coule de source


Évoquer « une gestion mafieuse des eaux » n’est pas du goût de Véolia. Pour en avoir trop dit dans son livre L’eau des multinationales, les vérités inavouables (écrit avec Roger Lenglet, éd. Fayard), Jean- Luc Touly s’est fait virer « pour faute grave » le 7 mars dernier, sans indemnités ni préavis de licenciement, et cela après trente ans d’ancienneté dans la boîte. Poursuivi pour diffamation, cet ancien délégué syndical a été condamné aussi à verser un euro symbolique à son ancien employeur. Cet euro-là, Touly le dédie volontiers aux « 4,5 milliards d’euros que Véolia a placés sur un compte offshore irlandais ».

Normal que la boîte se défende. Après tout, Véolia se défonce pour « investir à tous niveaux et dans tous les pays avec rigueur financière et souci de création de richesse pour le groupe et ses actionnaires ». Or la création de richesse appliquée à « une ressource vitale qui se raréfie » est un programme gagnant à tous les coups. Pour un bas de laine de 800 milliards de dollars, une dizaine de transnationales se saoulent à l’eau plate dans les pays du Sud : Nestlé Pure Life pompe les eaux brésiliennes, la Lyonnaise des eaux-Suez remplit ses citernes en Asie pendant que la Saur-Bouygues fait couler la corne d’abondance dans le Sahel africain. Quant à Véolia, elle nage dans le sens du courant avec 25,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur soixante-sept pays. Et avec ça, le coeur sur la main ! En 2003, le groupe n’a pas manqué de s’engager au Sommet du développement durable de Johannesburg. Se prêtant au jeu des « objectifs du millénaire », Véolia s’est offert un impeccable lifting humanitaire en promettant de s’associer à la réduction de moitié des 1,5 milliard d’habitants privés d’eau potable et d’infrastructures d’assainissement d’ici 2015. Elle est déjà passée à l’action avec le feu vert des institutions financières internationales, qui stimulent les investissements privés dans les pays étranglés par la dette. Alors que l’eau est devenue « l’arme d’une guerre économique », Jean-Luc Touly refuse de prendre les lobbies pour des citernes : « Il suffirait de 1% des dépenses militaires pour financer un accès à l’eau pour tous ! »

Source: CQFD

Aucun commentaire:

 
{http://www.leboytown.blogspot.com/}.