Danse au masculin au Sénégal: Les hommes détronent les femmes

«Raw tacc, ciseaux, leumbeul…». Ces appellations vous rappellent sûrement quelque chose. Eh oui, les pas de danse changent de gamme et de «genre». Habituellement réservée aux femmes, la danse met en scène d’autres protagonistes. Et les principaux acteurs se recrutent désormais dans la gent masculine.

Mieux, certains en ont fait un métier, au grand bonheur de ces «driankés» qui les apprécient et les couvrent de présents, allant des voitures aux liasses de billets. Bref, les héritières de la mythique Coura Thiaw et de la célèbre Ndèye Khady Niang vivent une impitoyable concurrence. Si elles ne sont pas tout simplement en train d’être chassées du «geew».

Dans son acception la plus générale, la danse est l’art de mouvoir le corps humain selon un certain accord entre l’espace et le temps, accord rendu perceptible grâce au rythme et à la composition chorégraphique. La danse est un art corporel constitué d’une suite de mouvements ordonnés souvent rythmés par de la musique. Les danses se fondent soit sur un ensemble défini de mouvements dénués de signification en eux-mêmes, comme souvent dans le ballet ou les danses folkloriques européennes, soit sur une gestuelle symbolique, sorte de mime ou pantomime, comme dans la plupart des danses asiatiques. Chaque peuple danse pour des motifs distincts et de façon différente, très révélatrice de son mode de vie.

La danse est le premier-né des arts. La musique et la poésie s’écoulent dans le temps ; les arts plastiques et l’architecture modèlent l’espace. Mais la danse vit à la fois dans l’espace et le temps. Avant de confier ses émotions à la pierre, au verbe, au son, l’homme se sert de son propre corps pour organiser l’espace et pour rythmer le temps. La danse peut être un art, un rituel ou un divertissement. Elle exprime des idées et des émotions ou raconte une histoire. La danse a en général un rapport direct avec les autres arts (musique surtout, peinture, sculpture etc…). Le corps peut réaliser toutes sortes d’actions comme tourner, se courber, s’étirer ou sauter. En les combinant selon des dynamismes variés, on peut inventer une infinité de mouvements différents. Le corps passe à l’état d’objet, il sert à exprimer les émotions du danseur à travers l’art, devient le maître du corps.

«Oscar des vacances» ouvre la piste aux hommes
Traditionnellement réservée aux femmes, la danse, côté «homme», a réellement émergé avec l’avènement de la célèbre émission culturelle «Oscar des Vacances». Diffusée exclusivement pendant les vacances scolaires, la danse y occupe une place de choix. Et les troupes étaient constituées aussi bien de filles que de garçons. Occasion n’était pas mieux choisie pour servir de tribune à l’ingéniosité et à l’imagination artistique des jeunes adolescents. Ce concours, quoique ludique, a permis de révéler de jeunes gens très talentueux dans cet art très complexe qu’est la danse. Et même dans ce cas précis, les hommes s’affichaient timidement, de crainte de se mettre à dos une société aux valeurs profondément traditionalistes, et de s’exposer ainsi aux quolibets et mépris de la société.

Mais avec l’accueil que leur a réservé le public, ils ont ont fini par en faire une profession. Depuis lors, les hommes en détiennent presque le monopole, dansant pareil, sinon mieux que leurs partenaires du sexe faible. Ainsi, les troupes de danse naissent, se développent, s’affirment et s’affichent sans complexe, ni gêne. Ainsi, on se souviendra de la naissance des «Pirates de Dieuppeul», du groupe de Pape Ndiaye «Thiou», etc. À côté de ceux-là, il y a d’autres catégories de danseurs qui évoluent à leurs propres comptes.

Le grotesque au service des «Driankés»
Des adeptes du «free-lance» en quelque sorte. Cela peut être constaté à travers les nombreux groupes qui naissent de façon quasi anarchique au Sénégal, faisant ainsi de la danse leur gagne-pain. Loin de passer inaperçus, ils font «tapisserie» et rehaussent de leurs pas les clips diffusés chaque jour sur le petit écran. Si certains groupes s’adonnent à l’exercice de danses classiques et de chorégraphies très novatrices, d’autres, par contre, font preuve de tant d’ingéniosité qu’ils se rapprochent carrément des pas féminins. Cela, au grand bonheur de ces dames qui s’extasient devant le grotesque de leur audace somme toute fort inspirée. Mais comme toute médaille a son revers, leurs congénères mâles les regardent avec mépris et dédain, considérant cela comme des gestes efféminés et des trucs de femmes, allant même jusqu’à les traiter de «tapettes».

Tellement ils font montre de hardiesse non déguisée. Et les dames ne se gênent pas pour leur offrir des présents à la hauteur de leur talent. Liasses de billets de banque, maisons, voitures, tout y passe. Les danseurs sont «décorés» justement en fonction de leur prestation. Les femmes, peu soucieuses des dépenses, ne lésinent pas sur les moyens et ferment les yeux sur ces comportements qui peuvent souvent être sources de déviances.

«Les Yeungel Down et autres, c’est pour les femmelettes»
La danse, typique et empreinte de significations, a toujours subsisté au-delà des cultures et des traditions. En Occident comme en Afrique, on danse selon ses us et coutumes. Toutes les occasions sont bonnes pour se déhancher. Néanmoins, au Sénégal, la danse n’était originellement que l’affaire du sexe féminin. Mais avec le temps, elle a beaucoup évolué. Et même, comme le pensent certains, elle s’est dégradée. Pour ne pas dire pervertie.

Avec l’avènement des mâles dans le milieu et des danses qui frisent l’obscénité, du genre «Guddi Town, Yeungel Down», des hommes se déhanchent comme il n’est pas permis, mieux que les femmes… D’où cette question qui taraude l’esprit de bons nombres d’individus : ne sont-ils pas des homosexuels ? En Afrique, la danse joue un rôle essentiel : pour cet art, le continent noir reste un lieu d'échange et de rencontre, d'apprentissage et de renouvellement, lieu de ressourcement. De plus, dans le monde et chaque jour davantage, l'influence culturelle de l'Afrique se répand : des artistes du monde entier y sont de plus en plus sensibles. La musique tout comme la danse, sont des choses "importantes" pour eux. Mais, de nos jours, la danse n’est plus seulement réservée aux initiées et aux grandes personnes.

Tout le monde danse. Dès les premiers pas. Les enfants en font un jeu. Tandis que pour certains mâles, elle est devenue un gagne-pain. Eh oui, la danse se professionnalise et se monnaie. Conséquence : les écoles de danse pullulent un peu partout à Dakar. Une floraison qui n’est que l’arbre qui cache la forêt. Car la pratique de cet art laisse à désirer. En ce sens qu’il en résulte des pratiques pas du tout catholiques. Du «Yeungel down au Yereul Down»… Et encore ! Sans parler des hommes qui s’y mettent et arrivent même à damer le pion aux dames. Si pour certains, cette pratique est plus ou moins divertissante, d’autres, par contre, la considèrent comme dégradante. En effet, bon nombre de Sénégalais fustigent les danseurs qui se trémoussent sur des rythmes endiablés. Allant même jusqu’à les taxer d’homosexuels. À l’image de ce jeune homme, la vingtaine révolue, qui crache : «Un homme qui se rabaisse à de pareilles ignominies n’a rien dans le pantalon, les Yeungel down et autres, c’est pour les femmelettes». Cette dame, de son petit nom Daba, encore plus catégorique, sérine : «Les danseurs s’acoquinent entre eux». Qui sait ?

Vous avez dit quémandeurs de boulot ?
Si certains se payent le luxe de se voir offrir, pour une belle prestation, une voiture ou une maison, entre autres cadeaux, d’autres tardent à voir le bout du tunnel. Tantôt, ils sont grugés par les artistes, tantôt ils se retrouvent dans l’obligation de quémander du boulot auprès des musiciens. C’est vraiment la galère chez bon nombre de baladins.

On en a vu, et on en verra encore, des artistes qui empochent un sacré pactole, juste pour avoir esquissé des pas de danse. Les présents alloués à ces chorégraphes varient. Des fortes sommes d’argent aux biens matériels ou immobiliers. Pendant que d’autres galèrent comme pas possible. D’arnaques en arnaques, ils ne parviennent pas à voir le bout du tunnel. Ils sont engagés pour des prestations dans certaines cérémonies ou dans les soirées mondaines. À l’arrivée, après avoir donné le meilleur d’eux-mêmes, ils ne perçoivent aucun sou. D’autres danseurs courent derrière les musiciens pour se faire embaucher. Quant aux plus subtiles, ils n’hésitent pas à contrôler tous les nouveaux albums et opus qui sortent sur le marché. La raison ? Juste pour aller proposer leurs services à ces musiciens, au cas où ils envisageraient de sortir un clip. Quid de ceux qui font le tour des studios pour rencontrer les musiciens qui sont en plein enregistrement ? Toujours dans la même optique.

«La danse a fini d’occuper une place de choix dans la nomenclature sénégalaise des voies de réussite»
«La danse est devenue, de plus en plus, le réceptacle de tous ceux qui veulent sortir de l’anonymat et de la pauvreté. Résultat : le phénomène de la danse au masculin se fait au détriment de la pertinence et de la qualité». Telle est l’intime conviction du sociologue Aly Khoudia Diaw.

M. Diaw, nous avons remarqué que les hommes s’exercent de plus en plus à la danse, qui était traditionnellement l’apanage des femmes. Comment expliquez-vous cela ?

Vous soulignez un aspect important, mais il faut comprendre que la danse est devenue un créneau porteur, avec toutes ces mutations qui accompagnent la musique et la société sénégalaise. De ce fait, l’enjeu n’est plus dans une division organique et sexiste des différents secteurs d’activité, mais plutot aux gains immédiats tirés de cette activité ; ce qui laisse peu de place à une prise en compte lucide du «qu’en dira-t-on». Ceci étant, il faut aussi comprendre que les métiers de la musique sont devenus rentables, du fait d’une multitude de possibilités (argent, voyages, renommée, prestige), bref, tout ce qui concourt à procurer le fameux «happiness» de Mbaye Bercy. Mais la réalité de la sociologie du milieu artistique sénégalais montre que la danse est devenue le réceptacle de tous ceux qui veulent sortir de la pauvreté et de l’anonymat.

Le résultat se traduit par une nullité extraordinaire au niveau des chansons, dont le caractère obscène des paroles le dispute au mimétisme de la sexualité et à la pauvreté des chorégraphies. S’il existe un public de plus en plus demandeur de ce type de danses obscènes, et de la prééminence des danseurs masculins, c’est que quelque part, la danse commence à occuper une place de choix dans la nomenclature sénégalaise des voies de réussite. Celle que l’on pratique aujourd’hui ne nécessite pas d’intelligence, ni de retenue, encore moins de la pudeur. À l’opposé de ce qu’elle était dans les années 70, 80 et 90 et qui faisait ressortir les traditions et tendances négro-africaines tant vantées par Senghor et dont le Théâtre National Daniel Sorano était la tête de pont. De nos jours, il faut juste oser, jusqu’à l’extrême.

Comment se fait-il alors que la danse, qui était essentiellement dominée par certaines familles, s’ouvre de plus en plus aux autres composantes du corps social ?
La tradition sénégalaise a consacré la danse, le tam-tam et la chanson comme étant l’apanage des familles griottes ou apparentées. Ce qui fait que les gens ont toujours cru que seuls les griots avaient le droit de chanter et de danser. Mais cette conception a été reléguée au second plan et la danse est maintenant devenue l’affaire de tous. Seulement, il faut comprendre que les coutumes ont la vie tenace et qu’en réalité, comme disent les wolofs, «roy du nirook pur». Les familles griottes dominent, en effet, le milieu de la danse sénégalaise, parce que ce sont elles qui restituent la quintessence de la danse dans toute sa plénitude. Ce qui fait que cela apparaît «plus vrai, plus pur et plus naturel».

Ce n’est pas pour rien que les grandes chaînes de télévision préfèrent, dans leurs programmations culturels, s’attacher les services de grands noms de griots pour l’animation et le folklore. Parce que le milieu a des règles de préséance non écrites que seul le «deeg galañ», dont parlait Thione Seck, permet d’appréhender. Mais le phénomène des «domaines réservés» ou de «chasse gardée» n’existe plus, car la problématique du «devenir», dont il est essentiel que le débat soit posé, est cruciale de nos jours. Cela fait que tout ce qui rapporte est envahi et exploré. Les nouvelles écoles de danse, les ballets qui se créent, les promoteurs qui exigent que tel artiste ou telle troupe de danse, participe à leur clip, sont dans cette logique. La danse n’est donc plus réservée à un groupe ethnique, ou uniquement à la gent féminine, mais à tous ceux qui ont du talent ou qui osent.

Cela ne traduit-il pas une certaine perte des valeurs quand on voit des hommes, supposés être des chefs de famille, s’adonner à la danse ?
Non, je ne crois pas. Parce que tout simplement la danse est quand même un trait dominant de notre culture à partir des messages et des symboles qu’elle véhicule. Tant que cela reste dans le domaine de l’art et de la prestation artistique, les repères et équilibres sociaux ne sont pas menacés. Mais sur le terrain, il devrait exister une réglementation qui régirait les artistes, les musiciens, les danseurs, les écoles de formation aux métiers de la musique, afin que le secteur soit assaini et que ce que l’on offre au public et téléspectateurs soit plus sain et plus instructif. Une société étant un tout organisé, chaque segment doit jouer le rôle qui est le sien. Les hommes ont toujours été élevés sur la base d’une rigueur systématique, faite d’interdits et d’initiations à la responsabilité et au commandement.

Ce qui fait que cette forme de danse n’entrait pas dans nos schémas classiques de représentation comme les célèbres ballets que nous connaissons : La Linguére, Takku Liggey, Bakalama de Thionk Essyl, le festival international de danse «Kaay Feec». L’essentiel de la culture négro-africaine était véhiculée par ces ballets qui étaient en même temps facteur de promotion de la musique sénégalaise et africaine. Donc, je pense qu’il y a lieu de revenir sur la situation du phénoméne de la danse, qu’il soit masculin ou féminin et de revoir ce que nous consommons tous les jours en termes de pertinence, d’opportunité, d’organisation et même de censure si nécessaire. Nous avons la possibilité d’exporter notre patrimoine artistique et chorégraphique au niveau international, mais à condition qu’il soit compétitif et plaisant à voir.

Source: L'Observateur

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